4. Internet, «réseau galactique»

4.1. Les légendes du réseau

On confond souvent Internet avec le web, employant un mot pour l'autre. Il s'agit, en fait, de deux choses tout à fait différentes. Internet est un réseau de télécommunication informatique, une infrastructure donc. Par lui transitent le courrier électronique, les messageries instantanées, les jeux en ligne et de nombreux services de transfert de fichiers et de publication de documents. Le web n'est “que” l'un de ces services (aujourd'hui c'est le support de la plupart des systèmes d'information en ligne).

Par l'importance qu'il a pris dans notre vie, Internet devait relever du mythe. Selon la légende qui entoure sa naissance, Internet serait étatsunien, militaire et indestructible. Comme dans tout mythe, il y un peu de vrai et beaucoup de faux. Nous verrons cela en détail dans cette section, mais résumons cela en quelques mots.

Internet est-il étatsunien ? D'un point de vue historique, il est vrai que les prémices de ce qui sera Internet apparaissent aux États-unis ; pour autant le travail de pionnier sur les réseaux à commutation de paquets n'est pas l'exclusivité de ce pays. On ne retient souvent qu'ARPAnet comme ancêtre d'Internet ; en réalité de nombreux autres projets indépendants contribuèrent à l'évolution vers Internet. L'histoire est souvent écrite par les vainqueurs… N'oublions pas les autres acteurs. D'un point de vue technique, Internet est une coalition de nombreux réseaux indépendants relevant de grands opérateurs. Il n'appartient donc à aucun pays en particulier. Pour autant, un certain nombre d'organismes responsables de sa mise en oeuvre ont leur siège aux États-unis ou dépendent plus ou moins directement d'institutions de ce pays.

Internet est-il d'origine militaire ? L'ordinateur était sans conteste un fruit de la Second Guerre mondiale. Sans les occasions données par la guerre (et directement par l'armée) à des Hommes remarquables, l'ordinateur aurait peut-être encore dû attendre 20 à 30 ans. On lit souvent qu'Internet est né comme réseau de défense américain. En réalité, contrairement à cette « légende tenace et sulfureuse » [Huitema, p. 51], Internet n'a pas été conçu comme réseau de communication militaire ni comme réseau de commande d'engins ou autre application offensive ou défensive. Il naît, certes, de recherches commandités par la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency, Agence des Projets de Recherche Avancés du ministère (américain) de la défense). La DARPA, alors ARPA, a été constituée en 1958 comme une réponse au lancement de Spoutnik, en plein contexte de guerre froide [NASA] : il s'agissait de soutenir des projets technologiques de pointe pouvant induire des développements militaires ou ayant, de manière générale, une portée stratégique. Il ne s'agit toutefois pas directement de recherche militaire. De plus ARPANet est un parmi de nombreux autres projets financés par la recherche publique ou privée aux États-unis et dans d'autres pays.

Internet est-il indestructible ? Cette idée est un des nombreux avatars du « dieu des victoires ». La légende est la suivante : si une bombe atomique touchait un nœud du réseau, les données perdues dans l'explosion seraient retransmises et les suivantes transmises par d'autres voies. Il est possible qu'effectivement les concepteurs d'ARPANet aient eu cela à l'esprit - n'oublions pas le contexte de la Guerre froide - et il est vrai que la commutation de paquets permet de contourner la défaillance de certains nœuds, pour une raison ou une autre. Il reste, toutefois, que cette image très romantique est loin de la réalité d'Internet. Dans la réalité le risque principal n'est pas celui d'une bombe atomique - les risques sont plutôt légaux, commerciaux et surtout logiciels. De ce point de vue, il faut reconnaître que la conception très décentralisée d'Internet le rend effectivement très difficile à contrôler.

La « matrice »[28], nom de ce réseau des réseaux donné par le premier livre d'histoire à son sujet, s'appuie, en revanche sur un fonds culturel et idéologique beaucoup plus bienveillant. Les réseaux et les liens entre ressources sont anticipés dès 1945 par Vannevar Bush dans un article sur un hypothétique memory expander, « Memex ». La première vision d'un réseau de télécommunication, c'est à dire d'interactions sociales, est une série de notes par Joseph Licklider dès 1962 sur un « réseau galactique » [ISOC]. Il anticipe déjà des bibliothèques du futur diffusant le savoir à l'aide d'ordinateurs en réseau. De fait, l'utopie universitaire imprimera sa marque sur les premières conceptions d'Internet [Flichy, p. 55-56]. Les premiers concepteurs de celui-ci sont principalement des jeunes diplômés et étudiants, qui s'organisent « de façon coopérative et égalitaire ». Les comptes-rendus de réunion s'appellent des RFC (« request for comment »), dispositif ouvert. Ce milieu est celui de la science, où la compétence l'emporte largement sur la hiérarchie, « l'échange et la discussion, au détriment des propositions autoritaires » [RFC 3]. Le climat est anti-autoritaire et anti-conformiste : c'est celui des universités de la côte Ouest à la fin des années 1960. « On créa ainsi une communauté de chercheurs en réseau qui croyait profondément que la collaboration a plus d'efficacité que la compétition entre les chercheurs » [RFC 1251].

Autre idéologie forte, plutôt présente dans le monde politique : les autoroutes de l'information. Au départ, le projet, essentiellement politique et industriel, n'a rien à voir avec Internet ; il vise à créer aux États-unis des réseaux de diffusion de programmes d'entertainment (télévision, principalement). C'est d'ailleurs, assez largement un échec, notamment parce que les grands acteurs promeuvent chacun leur système et n'arrivent pas, finalement à se mettre d'accord. On oubliera assez vite cet échec, et c'est Internet qui sera ensuite présenté comme étant le réseau des autoroutes de l'information [Flichy].

L'histoire commence par l'invention de la commutation de paquets qui mènera à de nombreux réseaux. Elle se poursuit par l'intégration de ces réseaux en un unique réseau mondial, Internet. Les services pourront ensuite se développer de façon fulgurante.

4.2. Une interconnexion des réseaux

Le principe technique du protocole Internet (IP : Internet protocol) est de router les paquets (cf. le cours sur les réseaux). Cette approche des communications informatiques, la commutation de paquets, est élaborée et défendue en 1961 par Leonard Kleinrock (1934-) [ISOC, s. 2]. Il publie le premier livre sur la question en 1964. À partir de là l'idée se répand largement et donnera lieu à de nombreuses recherches puis mises en œuvre, pendant environ deux décennies. Parmi celles-ci citons la première expérience, conduite en 1965 [ISOC], ARPANet, l'ancêtre officiel d'Internet, Cyclades, en France[29], Usenet, basé sur le protocole UUCP intégré à Unix, et Bitnet, qui reliait les gros serveurs académiques au niveau mondial [ISOC]. À la même époque le Xerox PARC développe Ethernet [ISOC, s. 3].

En 1957 Spoutnik est le premier satellite artificiel de la Terre. En 1958, les États-unis constituent l'ARPA pour rattrapper leur retard technologique apparent et prendre une avance décisive, enracinant définitivement l'idéologie du « dieu des victoires. » En 1962 Licklider, le père du « réseau galactique » est le premier directeur du département informatique de l'ARPA [ISOC]. Il sait convaincre son successeur et Larry Roberts (1937-) qui, en 1966, prend la tête de l'équipe qui conçoit ARPANet (publié en 1967), au départ conçu comme un système de messagerie résistant aux défaillances. En septembre 1969 est établi le premier lien. Fin 1969, ARPANet relie quatre ordinateurs : à l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA), à BBN (société qui travaille sur les protocoles), à l'Université de Californie à Santa Barbara et à l'Université de l'Utah [ISOC]. ARPANet est destiné à relier des centres de recherche scientifique. Il s'agit donc d'abord d'un outil de recherche scientifique (et technologique), ce qu'il restera encore de façon dominante pendant un quart de siècle.

Comme d'autres réseaux similaires se développaient au cours des années 1970, il devint nécessaire de penser leur interconnexion.

La quasi-totalité des réseaux qui se développent durant les années 1970 et 1980, y compris ARPANet (mais à l'exception de Bitnet et Usenet), sont développés par et pour certaines communautés scientifiques. Il n'y avait donc guère de raisons qu'ils fussent compatibles. Ils ne le furent donc pas, même au sein d'un même pays. Par ailleurs, plusieurs éditeurs de logiciels développaient leurs propres protocoles spécifiques [ISOC]. Toutefois, la recherche scientifique est mondiale et, comme pour le courrier papier, la messagerie électronique ne prend tout son sens qu'en étant globalement interconnectée. En effet, l'intérêt d'un réseau humain pour un individu est proportionnel au nombre d'autres individus qui en font déjà partie. C'est ce que Christian Huitema (un des pères de l'Internet français) appelle poétiquement l'effet de famille [Huitema, pp. 34 sq.]. Bien sûr s'ajoute l'intérêt strictement économique de l'effet d'échelle (très important dans ce cas, les coûts fixes étant très élevés). Ces deux effets combinés font que « connectivity is it's own reward » (la connectivité se récompense elle-même) [Huitema, citant A. Rutkowski].

Dès 1973, Vint (Vinton) Cerf (1943-) et Bob (Robert) Kahn (1938-) proposent d'interconnecter ces différents types de réseaux en imposant un protocole, un langage, commun. Ce protocole devra respecter les prérequis suivants, définis par Kahn [ISOC] :

  • Chaque réseau est autonome et ne doit pas demander de changement pour pouvoir se connecter à Internet.

  • Les communications respectent un principe de meilleur effort (best effort) : si un paquet n'atteint pas sa destination, il doit être rapidement réémis.

  • Les réseaux sont connectés par des boîtes noires (que l'on appellera plus tard passerelles ou routeurs) simples, qui ne conservent aucune mémoire des paquets en transit.

  • Il n'y a pas de contrôle global du niveau opérationnel (il est décentralisé).

Le protocole pourra donc être compris directement par certains nœuds mais sera d'abord destiné aux passerelles entre réseaux. Ainsi Internet (inter-net = inter-réseau ou réseau international, en anglais), est d'abord un réseau de réseaux. On parle aussi de coalition de réseaux ou (de réseau) d'interconnexion de réseaux, ou encore de fédération de réseaux. Les premières versions d'IP, le protocole Internet, sont publiées en 1978 et les premières mises en place datent de 1981 [Huitema]. Aujourd'hui les différents réseaux hétéroclites sont devenus extrêmement homogènes et utilisent le plus souvent les mêmes protocoles sur toute la planète. Les différents réseaux qui composent aujourd'hui Internet sont donc plus des divisions institutionnelles et commerciales que techniques.

Le passage d'ARPANet sur TCP/IP en 1983 permet de le séparer en un réseau destiné aux activités de défense, MILNET, et en un réseau qui deviendra/s'intégrera à Internet[30].

4.3. Un réseau “galactique”

Joseph Licklider (1915-1990) imagine dès 1957 un réseau de « centres de pensée » constitués d'ordinateurs contenant de gigantesques bibliothèques, sur tous les sujets, et des consoles permettant de tout visualiser à distance. Dans La symbiose Homme-machine (1958), il imagine un avenir où le répétitif serait pour la machine, laissant les œuvres de créativité à l'Homme. En 1962, il rédige une série de notes (dont une publiée en avril 1963) où il imagine un réseau « galactique » ou « intergalactique » permettant d'accéder à tous les programmes et à leurs données « de partout ». Cette note fut extrêmement fructueuse, mais, attention à l'anachronisme : en 1962 il n'y a qu'une dizaine de milliers d'ordinateurs environ (valant pour la plupart plusieurs centaines de milliers de dollars). À l'époque, « partout » désigne essentiellement ces ordinateurs là ; mais la voie est tracée.

Il y a déjà des formes de communication électronique au milieu des années 1960, avant la messagerie Internet. Cette dernière apparaît formellement en 1971, comme un service accessoire, qui n'est pas mis en avant par les promoteurs officiels du réseau. Le « @ » apparaît en 1972 pour le courrier Internet (Ray Tomlinson). En 1973, ce courrier n'est encore qu'informel mais il représente déjà les trois quarts du trafic. Il ne se systématisera que vers la fin des années 1980. Les pièces jointes seront d'abord encodés sous forme de suites de lettres avant d'être réellement jointes d'une façon aisée pour l'utilisateur (MIME, 1992).

Le transfert de fichier (FTP) apparaît, lui aussi en 1971, pour la diffusion de logiciels et de documents scientifiques, principalement. Il deviendra rapidement un dispositif de publication. Ces premiers usages diffuseront largement l'idéal de libre dissémination du savoir quand Internet s'ouvrira au grand public, en particulier quand ils seront relayés par le web naissant.



[28] Ce nom est probablement une référence à l'œuvre de Gibson ou à la série Dr Who.

[29] Cyclades en France et de plusieurs autres réseaux similaires en Europe [Huitema, p. 2]. Ne voir l'histoire qu'à travers ARPAnet est une erreur américano-centrée.

[30] Le passage d'ARPANet à Internet se fait le 1er janvier 1983. En 1982, 40% des nœuds étaient liés aux activités de défense. En 1984, la partie militaire se sépare. [Flichy, p. 60, 71-74]